Un armateur possédait une très grosse flotte. Des centaines de bateaux. Il se souciait d'amener à bon port marchandises, passagers et équipage. Il avait donc équipé ses bateaux de brassières de sauvetage. Il manquait encore un certain nombre de gilets mais cela permettait déjà d'assurer la sécurité d'un grand nombre de personnes à bord.

 

                 Quelques années plus tard, un nouvel armateur remplaça l'ancien à la direction de l'entreprise. Il décida un jour, seul, d'installer des canots de sauvetage fabriqués à partir de pièces de ses propres bateaux : planches, cordages ou moteurs ; il utilisa même une partie des brassières déjà en place pour renforcer les flotteurs des canots sur les plus gros de ses bateaux. Après tout, les naufrages étaient rares et les gilets coutaient cher.

 

- Mais pourquoi supprimez-vous ces brassières, monsieur l'armateur ? Elles sont utiles, demandèrent des membres d'équipage, des passagers et leurs familles, inquiets.

- Je le sais bien, c'est pourquoi je les mets là où on en aura le plus besoin.

- Nous avons du mal à comprendre : il n'y aura plus assez de brassières pour tout le monde !

- Pensez donc, il y en aura autant, elles sont juste déplacées !

- Mais il faut quand même prévoir d'en commander de nouvelles pour les années futures, non ?

- Inutile, il y a les canots de sauvetage... D'ailleurs, ne parlons même plus des gilets. Je vous dis qu'il y en a toujours le même nombre.

 

                 Et il pensa, sans le dire : "Avec ce que je viens de dire, on ne pourra pas me reprocher de ne pas être soucieux de la sécurité... et je pourrai me débarrasser définitivement de cette dépense. Je ferai des économies."

 

                 Que pensez-vous qu'il arriva ?

 

                 Il y eut malheureusement des naufrages. Les canots de sauvetage furent bien sûr utilisés mais certains n'étaient pas vraiment adaptés : trop peu de places, pas de vivres, de rames ou de moteur. D'autres sombrèrent à leur tour et certains canots disparurent même à jamais. On réussit à sauver quelques marins par hélicoptère. On déplora un nombre de victimes qui surprit beaucoup de monde. L'enquête révéla que la plupart furent retrouvées sans brassière.

 

                 L'armateur déclara à la presse: "Je n'aurais jamais pu imaginer cela. Le destin est parfois terrible. Malgré mes canots de sauvetage, des marins sont morts, des vies humaines ont été brisées. La mer est parfois bien cruelle."

 

                 Des plaintes furent déposées contre l'armateur. Il y eut un procès.

L'armateur et les gilets de sauvetage